Ce matin, je me suis réveillé au milieu de ma meute. Du moins, je croyais. Tout le monde ou presque a disparu, à part une louve salvatrice. Je veux me lever mais je n’y arrive pas. Un piège m’a arraché une jambe. Comment puis-je me relever ? Pour l’instant, je ne sais pas, ma vue est troublée par ce brouillard qui persiste depuis des mois. J’avais bien tenté en vain de passer au travers, de mordre cette purée de pois avec ma gueule mais je ne peux plus serrer les crocs non plus. Mais ma rage reprend le dessus, il me reste de la force, cette force du désespoir, cette force quasi-démoniaque à qui je dois ma survie, cet instinct animal. Par le passé, j’avais tenté de construire une ville, un projet fou, ambitieux, égal à ma démesure, une ville en forme de lumière, une ville transcontinentale qui faisait le lien entre plusieurs territoires de chasse, une ville dont j’avais secrètement bâti les fondations. Et puis en me traînant dans ce brouillard malgré cette patte presqu’arrachée, je remarque et j’aperçois cette ville, elle s’est construite sans moi et déjà des milliers de visiteurs s’y promènent, y construisent des projets, y discutent, y rient, s’y livrent à la débauche. Pourtant, avec ma rage de loup blessé, je pourrais tous les manger un par un, puisque je suis un canis lupus, mon destin n’est-il point de me repaître de cette chair si délicieuse et si infecte à la fois ? Cette ville nouvelle possède un charme malsain malgré tout, ses murs sont placardés d’odes à l’amour avec une signature de louve. Pourtant, je sais qu’elles ne me seront jamais destinées, cette ville est peut-être un sanctuaire et ces mots d’amour sont, sans aucun doute, pour le géniteur de cette ville, son architecte. Je me traîne à la périphérie de cette ville immonde dont ses nouveaux habitants ne se rappellent guère de moi. C’est normal, je suis un loup, je ne sors que la nuit, je ne vis que dans l’ombre. Oui ça j’aime ça l’ombre … putain que c’est bon de marauder et de chasser l’humain sur ses terres et même si je ne me souviens déjà plus de cette dernière nuit et du piège qui s’est refermé sur ma patte, ce n’est pas très important à mes yeux car ce dont je me souviens, c’est de cette louve elle-aussi souffrante, qui m’a ramené aux miens. C’est drôle, pourtant presque toute ma meute s’en est allée, me fuyant parce que je boîte et parce que je suis parti chasser cette fameuse nuit sur d’autres terres, des terres multicolores où une autre meute avait pourtant bien voulu que je chasse l’humain avec elle. Mais j’ai dû quitter précipitamment ce groupe de semblables car l’architecte de cette ville a pris possession de ce territoire et c’est un chasseur, il possède même beaucoup d’armes à feu … Il a décimé toute la meute de cette terre devenue blanche sauf une louve qu’il a adoptée mais moi je suis un loup, je ne peux pas me battre contre des armes à feu, surtout lorsqu’elles sont cachées dans des valises et qu’elles seront sûrement posées à chaque coin de rue de cette ville nouvelle. Mais il ne m’a pas touché, je sais esquiver les coups. Je sais me fondre dans le paysage urbain même si la forêt et ses clairières sont mon domaine, mon havre de paix. Et je pardonne à cette louve, j’ai tenté en vain de l’appeler et je m’excuse car je n’ai pas su hurler assez fort pour qu’elle m’entende. Mais elle aurait sa ration quotidienne de chair avec cet architecte, je sais qu’il lui procurera ce dont elle aura besoin en tout temps.
Heureusement, je regarde cette louve qui m’a ramené cette nuit, qui m’observe, elle me comprend, elle voudrait s’approcher de moi mais elle a peur. Peur sans doute d’être chassée elle-aussi de la meute, peur de l’envie qui me prendrait de retourner dans cette ville du néant, cette ville de la douleur, arracher chaque panneaux, détruire chaque bâtiment un à un, peur que je goûte à nouveau cette chair, au sang dont pourtant je raffole. Car je suis un loup et même avec tous les moyens de surveillance de cette ville, je pourrais m’y promener furtivement, toujours caché, car je suis aussi un maître en matière de camouflage. Je n’en ai pourtant pas envie, ma patte me fait trop mal, je souffre, je suis un loup blessé. Mais heureusement, cette louve souffrante qui m’observe, est ,elle aussi, pleine de rage et le simple fait d’échanger ces regards avec elle me redonne force, vaillance et courage. Elle gémit, elle prend plaisir même dans la douleur, sans nous sentir, sans nous toucher, nous sommes si proches, si complices. Peut-être un jour, n’aura-t-elle plus peur ? Nous panserons alors l’un l’autre nos blessures. Ce n’est pas facile de vivre une vie de loup errant quand toutes les terres de prédation vous sont interdites … Peut-être, va savoir …
Je suis un loup blessé avec la mort tatouée sur mon poitrail mais je suis un loup avant tout et même si je disparais, je continuerai toujours de hanter les nuits des ces pauvres chiens d’humains …